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Voyage du chef de l’État

Dimanche 15 août 1880 ♦ Actualité

Le voyage du chef de l’État et des présidents des deux Chambres dans l’Ouest de la France a été, pour la ville de Cherbourg, l’occasion de fêtes dont l’éclat et l’animation ont vivement frappé tous ceux qui y ont assisté. Nous avons indiqué dans notre chronique politique la portée morale de cette excursion, dont le retentissement au sein du pays va en augmentant au fur et à mesure que les détails en sont mieux connus et se propagent jusque dans les coins les plus reculés. Mais il n’est pas sans intérêt de s’arrêter quelque peu sur le côté purement descriptif de la visite officielle. Les détails abondent, et la chronique, indiscrète par métier si elle ne l’était par goût, a eu largement à glaner durant ces journées de fête.

Le président de la République a quitté Paris le 8 au matin, accompagné de MM. Say et Gambetta, des ministres de la Marine, de l’Intérieur, des Travaux publics, de sa maison militaire et de quelques notabilités politiques. Bien que le train ne dût s’arrêter que quelques minutes à Mantes et à Évreux, les populations avaient tenu à venir acclamer à son passage le chef de l’État. Sur nombre de points, on voyait, durant la seconde que l’on mettait à traverser la gare, les habitants, municipalité en tête, saluer de leurs vivats les premiers magistrats de la République. A Caen, réception officielle, qui a pris, on l’a vu, un caractère politique très prononcé. L’accueil dans le Calvados a été du reste remarquable, si l’on tient compte des opinions qui ont jusqu’ici prévalu dans ce département.

A son arrivée à Cherbourg, M. Grévy a été reçu par les autorités civiles, militaires et maritimes, au milieu d’un concours immense de population. Le programme des fêtes organisées par la ville laissait cette première journée presque au repos. Les réjouissances populaires, les visites officielles, les manœuvres de l’escadre étaient réservées pour les deux jours suivants.

Le lancement d’un croiseur cuirassé, le Magon, a ouvert la série. Au sortir de l’arsenal, les présidents se sont embarqués sur le canot-amiral, pour visiter la rade et la digue. Il est difficile de rendre compte du magnifique spectacle que présentait la rade au moment où le cortège, pour atteindre la digue, passait entre les navires de l’escadre, rangés sur trois lignes et saluant du feu de leurs pièces et des hourras de leurs marins.

Les honneurs de la digue ont été faits par le ministre de la marine, par son aide de camp, le commandant Richier, et par ses deux officiers d’ordonnance, MM. Courrejolles, lieutenant de vaisseau, et Chevalier, capitaine d’infanterie de marine. Le président de la République, M. Say et M. Gambetta ont visité dans toutes ses parties le fort central, les batteries supérieures et les batteries du ras de l’eau; on a fait manœuvrer sous leurs yeux une pièce de 36.

Dans la conversation qu’ont tenue, en visitant la digue, le président de la République, M. Léon Say, M. Gambetta et M. le ministre de la marine, l’amiral Jauréguiberry exprima le regret que tant de millions eussent été dépensés pour construire le port actuel, au lieu d’en avoir creusé un dans la vallée de Quincampoix, où la position était beaucoup plus avantageuse au point de vue topographique.

« Oui, répliqua M. Gambetta, c’est l’œuvre du génie maritime. Le plan primitif de Vauban plaçait le port militaire dans la vallée de Quincampoix. Vauban y avait même acheté des terrains pour le compte du roi, mais le génie maritime s’y est opposé, et il a fallu cinquante-cinq ans de résistance avant qu’on reconnût que Vauban avait eu raison. Malheureusement il est trop tard aujourd’hui ; cela coûterait trop cher pour recommencer. »

L’après-midi a été consacrée à une visite détaillée de l’arsenal, de ses ateliers et de ses chantiers, et à l’inspection de la flotte. M. Grévy s’est rendu à bord du Colbert où l’attendaient l’amiral Garnault, commandant en chef, et les amiraux Laffont et Galibert, entourés de leurs états-majors et de tous les officiers de l’escadre. Nous avons parlé de l’allocution du ministre de la marine et de la réponse du Président. L’impression en a été très vive ; l’accueil enthousiaste qui a été fait à partir de ce moment, et qui s’est continué à bord delà frégate-école la Flore lorsque M. Grévy y a passé, témoigne hautement de ce sentiment. Le Président n’a pas voulu quitter la rade sans aller remercier à bord de l’Enchantress les lords de l’Amirauté britannique qui étaient venus apporter au chef de l’État les compliments de leur gouvernement.

Le dîner offert le soir par M. Grévy dans les salons de l’Hôtel de Ville a été des plus brillants. Parmi les toasts dont nous avons apprécié la portée, celui du sous-secrétaire de l’Amirauté anglaise a obtenu un grand succès de sympathie dû autant à la forme humoristique que l’orateur a su lui donner, qu’aux sentiments élevés dont il s’est fait l’interprète.

Ce même jour, dans la soirée, M. Gambetta s’est rendu au Cercle des voyageurs du commerce et de l’industrie, dont les membres l’avaient inrité au punch d’honneur qu’ils offraient aux représentants de la presse.

Mardi matin, régates. Visite de M. Grévy, accompagné de M. Say, à l’hôpital civil et à l’hôpital militaire. Dans l’après-midi, expériences de torpilles : M. Grévy y a assisté du pont du Suffren. Trois torpilles chargées l’une de poudre, la deuxième de fulmi-coton, la troisième de dynamite ont fait explosion en projetant à une hauteur prodigieuse et avec une force considérable une énorme masse d’eau mêlée de fumée. Le soir, second banquet donné à l’Hôtel de Ville, offert cette fois par la municipalité.

Après le banquet le simulacre du combat naval a été la partie la plus curieuse et peut-être la plus intéressante des fêtes. Trois bateaux torpilleurs devaient surprendre l’escadre à l’ancre, la croyant mal gardée. Mais à peine se mettaient-ils en mouvement, accourant du fond de l’horizon, que les navires cuirassés, démasquant leurs fanaux électriques, inondaient la rade de lumière, exposant les porte-torpilles aux feux des canons et de la mousqueterie. Pendant un moment, les détonations des grosses pièces et le crépitement de la fusillade ont été étourdissants. Tout ce qui, à bord, avait une arme à son service, en faisait usage contre l’ennemi signalé. C’est qu’il n’y a rien de plus redoutable pour une flotte que ce danger inconnu, qui peut se révéler à tout instant, et dont les effets de destruction sont les plus terribles qu’on connaisse.

Des feux d’artifice tirés sur la digue et sur le rivage ont terminé les fêtes.

Le Président a quitté Cherbourg mercredi matin, et est rentré à Paris le jour même, retrouvant sur le parcours les mêmes ovations enthousiastes des populations revenues une seconde fois pour témoigner de leur profond attachement à la République.

La Nouvelle Revue (Août 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.