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Tunnel du Saint-Gothard

Mardi 15 juin 1880 ♦ Actualité

Lors de l’achèvement du tunnel du Saint-Gothard, au mois de mars dernier, nous avons eu l’occasion d’indiquer quel sérieux préjudice peut causer à notre commerce cette voie nouvelle qui, mettant l’Allemagne en communication directe avec l’Italie, doit détourner des voies françaises le transit de l’Angleterre et du Nord de l’Europe pour l’Orient et les Indes. Nous avons dit également qu’il n’était pour nous qu’un moyen de lutter contre le trafic allemand par le Saint-Gothard : ouvrir à travers le Simplon une route plus courte qui servît mieux les intérêts et les besoins des nations voisines.

Mais le Simplon est situé hors de notre territoire, loin de nos frontières, en plein pays étranger. Des hommes politiques ont appréhendé de voir un tunnel de cette importance, clef de tout un réseau de premier ordre, construit presque uniquement en vue de sauvegarder les intérêts français, échapper à notre action et devenir même, en cas de guerre, un danger pour nous. En raison de cette crainte, on s’est mis à chercher si, dans nos Alpes frontières, il n’y aurait pas un point assez bas, d’accès assez facile pour permettre l’établissement d’une voie ferrée et le creusement d’un tunnel qui resterait sous notre contrôle. Après des études faites sur le terrain, un projet a été présenté au gouvernement lui demandant d’accorder son appui à une ligne partant de Collonge pour aboutir à Milan, en traversant le massif du Mont Blanc.

M. Daniel Colladon, le savant ingénieur à qui l’on doit les belles machines à perforer du Saint-Gothard, et dont la compétence est incontestée en ces matières, a comparé ce projet à celui plus ancien du Simplon ; il conclut à la supériorité de ce dernier. Le premier avantage que doit retirer la France de la construction d’une ligne de cette nature, c’est d’offrir au transit un parcours rapide et de moindre durée que celui des lignes en concurrence. Or la ligne Calais-Dijon-Pontarlier-Lausanne-Simplon-Milan donne un raccourci de 140 kilomètres sur les distances cumulées de Calais-ColIonge-Mont-Blanc-Milan. Quelles que soient les facilités que pourra présenter tout autre point, on conçoit que, dans la lutte qui va s’ouvrir avec le Saint-Gothard, la question de vitesse prime toutes les autres. A cette considération vient s’ajouter la question des difficultés d’exécution. Nous ne pouvons fournir ici des données techniques sur l’un et l’autre projets ; mais ceux qui voudront les examiner verront quels gigantesques travaux d’art nécessiteraient l’accès et la percée du Mont Blanc, alors que le Simplon, situé à un niveau bien inférieur, peut être atteint sans rampes exagérées ni viaducs.

Les arguments tirés de l’ordre politique ne militent pas d’ailleurs sérieusement en faveur du Mont Blanc. La République n’a pas à craindre d’attaques des nations sœurs du Midi. Mais une guerre vînt-elle même à éclater entre la France et l’Italie, que le tunnel du Simplon ne serait pas d’un grand secours à ce dernier pays. La Suisse resterait toujours comme une barrière infranchissable avec sa neutralité. La situation au fond ne serait pas autre du côté du Mont Blanc, car là aussi nous ne sommes couverts que par la zone neutre du Chablais et du Faucigny, dont la garde est également confiée à la Suisse. Le point de vue stratégique n’a donc point de rôle capital à jouer dans cette question où il s’agit, pour la France, d’étendre son champ de trafic et de protéger contre la concurrence du Saint-Gothard le courant commercial qui lui est actuellement acquis. C’est au seul point de vue économique que doit être pesée la décision à prendre et, de ce côté, nous le répétons, la supériorité appartient sans conteste au tracé par le Simplon.

La Nouvelle Revue (Juin 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.