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Seconde exposition des aquarellistes français

Lundi 15 mars 1880 ♦ Actualité

La Société des aquarellistes français, qui s’est fondée l’année dernière, vient d’ouvrir sa seconde exposition, rue Laffitte. Le succès qu’elle obtient prouve combien cette tentative de la renaissance en France de l’aquarelle, qui forme le but de la Société, estime œuvre louable et qui correspond au sentiment public dans le monde des artistes et des amateurs. Jusqu’ici l’aquarelle, cet art si pittoresque, si primesautier d’allures, si délicat de caractère, était tenu non en dédain, mais en une certainè indifférence qui n’épargnait guère que quelques personnalités en vue. Aux Salons annuels, les organisateurs la reléguaient sans remords dans les couloirs déserts, et c’est à peine si les quelques passants égarés dans ces parages daignaient jeter sur les œuvres-de cette classe un regard furtif et distrait. L’exposition des aquarellistes anglais au Champ de Mars, en 1878, a ramené sur l’aquarelle l’attention et l’intérêt du public. Nos lecteurs se rappellent sans doute la vive et profonde impression que produisit dans le monde artistique cette espèce de révélation d’un art chez nous méconnu ou tenu en médiocre estime. Quels chefs-d’œuvre il y avait là ! quelles merveilles de coloris, de grâce et de sentiment ! On ne pouvait se défendre d’avouer que Herkomer, Walker, Allingham, Green, Miss Nottingham, etc., étaient de grands artistes, dont les productions méritaient et justifiaient l’admiration générale; l’indifférence publique à l’égard des aquarellistes fit ainsi place à une espèce de mode qu’il est à souhaiter de voir durer longtemps. L’année suivante, au Salon du Palais de l’Industrie, il était accordé à cette catégorie d’œuvres une place convenable, élégante même, et.la Société française pour la renaissance de l’aquarelle était fondée par MM. Baron, de Beaumont, Détaillé, Doré, Français, Heilbuth, Isabey, Jacquemart, Jacquet, Jourdain, Lambert, Lami, Louis et Maurice Leloir, Vibert, Worrns, et Mmes Lemaire et Nathaniel de Rothschild. Cette fondation fut accueillie avec faveur par le public qui s’intéresse aux choses de l’art, et la première exposition obtint beaucoup de succès.

L’exposition de cette année contient à peu de chiffres près le même nombre d’œuvres que celle de l’année dernière et présente la même variété de manières et de mérite. MM. Isabey et Eugène Lami continuent les traditions de l’ancienne école des aquarellistes de la période romantique et de celle qui l’a suivie immédiatement: école qui a ses défauts, mais dont les qualités de coloris et la science d’arrangement ne sont point à dédaigner. M. Français sert d’intermédiaire entre ceux-là et les nouveaux venus, en restant toujours jeune, vigoureux et poète exquis. La fantaisie, c’est assurément une chose délicate, savoureuse, dont le pittoresque et l’imprévu conviennent admirablement au caractère particulier du genre de l’aquarelle ; mais pour quelle ait tout son charme, pour qu’elle devienne une véritable œuvre d’art, il convient qu’elle soit appuyée sur l’étude de la nature et interprétée avec une certaine liberté d’allures, dans un grand sentiment de délicatesse et de grâce. C’est là ce qui constitue la supériorité des aquarellistes anglais sur les aquarellistes français. Qu’on se rappelle leurs œuvres dans l’exposition de la section anglaise, et qu’on les compare avec celles exposées rue Laffitte ; on reconnaîtra que notre observation et noti’e appréciation ne sont point sans fondement. Nos aquarellistes ont incontestablement beaucoup d’esprit et une grande habileté de facture au point de vue spécial qu’ils recherchent : les Couvreurs, de M. Vibert ; la Partie de bateau, l’Éventail, de M. Maurice Leloir ; un Assiégé, le Porte drapeau, le Cuisinier, de M. L. Leloir ; les Scotch guards, la Parade à l’intérieur de la Tour de Londres, le Piper du 42e highlander, le Fifre du Régiment de Grenadiers guards, de M. Détaille ; la série du Menuet de M. Jacquet; les Feuilles, de M. Heilbuth ; les Fleurs, de Mme Lemaire, en sont la preuve évidente ; mais nous ne trouvons guère la réunion complète de toutes les qualités qui nous semblent requises pour la perfection de l’aquarelle que dans lés œuvres de M. Jacquemart, une série de paysages de Menton, de Monte-Carlo, et des vues des ports de Gênes et de Marseille, qui sont de véritables chefs-d’œuvre. La couleur en est d’une délicatesse de tons exquise, l’impression pittoresque d’une vérité puissante, et l’on sent que la nature, et non point seulement la fantaisie, a été véritablement l’inspiratrice de l’artiste. Les aquarelles de AI. Jourdain présentent, à un degré inférieur, il est vrai, les mêmes qualités d’exécution. Les paysages espagnols de M. Worms, ses vues de vieilles églises et maisons à Grenade, à Salamanque, obtiendront, pour les mêmes raisons, un succès bien plus vif que ses scènes de genre, ses intérieurs de posadas, ses vues de marchés.

Nous ferons également quelques observations sur certaines hérésies d’exécution qui paraissent se manifester dans un certain nombre d’œuvres exposées. L’aquarelle ne souffre pas d’abâtardissement ; quand, par certaines pratiques que les Anglais évitent avec le plus grand soin, on lui enlève cette transparence lumineuse, cette légèreté de coloris, ce duvet des tons qui lui donnent un si grand charme et son caractère particulier, on commet ces hérésies. Il y a là une tendance déplorable, funeste, contre laquelle il faut réagir et dont nos aquarellistes n’auront pas beaucoup de peine, sans doute, à se débarrasser.

En résumé, la deuxième exposition des aquarellistes présente un grand intérêt et justifie la vogue qui s’y attache.

La Nouvelle Revue (Mars 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.