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Rapport de M. le sous-secrétaire des Beaux-Arts

Jeudi 15 janvier 1880 ♦ Actualité

Le sujet qui a le plus servi à défrayer la polémique et la conversation parisiennes, dans ces derniers jours, n’a été ni la question monténégrine qui commence, ni la question grecque qui ne finit pas ; ni la question d’Orient et la question égyptienne qui ne finissent que pour recommencer ; pas même la question de l’article 7, dont tout le monde aspire à voir la fin. C’est à un simple rapport de M. le sous-secrétaire des Beaux-Arts qu’est revenu l’honneur d’occuper presque exclusivement l’attention et la discussion publiques depuis le commencement de l’année, le Journal officiel l’ayant publié le 3 janvier en guise d’étrennes.

Ce règlement n’est autre chose, au fond, que la préface officielle dont il est convenu que sera accompagné, chaque année, le règlement du Salon qui doit ouvrir le 1er mai. Mais, de cette préface, M. Turquet a fait le programme d’une révolution radicale dans la classification des œuvres admises aux honneurs de l’exposition. A l’ordre alphabétique, adopté depuis nombre d’années pour la répartition des tableaux dans les diverses salles du Palais des Champs-Elysées, il a conçu l’idée, assurément très neuve, d’un rangement par catégories. Le plan qu’il propose, et qui a reçu l’approbation de M, Jules Ferry, vise d’une part à séparer les réputations déjà faites du commun des artistes avec lesquels elles se trouvent, parait-il, trop fraternellement confondues dans le système actuel ; de l’autre, à faire cesser la promiscuité des genres, où l’esprit de discrimination de M. le sous-secrétaire des Beaux-Arts trouve une choquante confusion. Des salles particulières seraient donc affectées aux exposants que leurs succès antérieurs ont mis hors concours ou exemptés de l’examen du jury. Les artistes étrangers auraient également leur local à part. Une fois cette première sélection faite en faveur d’artistes appartenant à des catégories nettement déterminées, — nous empruntons ici les termes mêmes du rapport, — il deviendra bien plus facile de classer le reste des exposants par « groupes sympathiques ».

L’élégance quelque peu obscure de cette dernière expression aurait besoin d’éclaircissements. Nous avions pensé d’abord que M. Turquet songeait à classer les œuvres d’après les sympathies personnelles existant entre leurs auteurs, ce qui nous semblait, à vrai dire, une tâche tant soit peu téméraire ; mais il parait que c’est la sympathie des œuvres mêmes entre elles qui devra déterminer de leur place au Salon. M. le sous-secrétaire des Beaux-Arts a sans doute reconnu qu’il existe, entre les tableaux de même espèce, des affinités secrètes qui se développent plus librement par leur juxtaposition « en groupes sympathiques ». Pour le public, qui n’a pas fait les mêmes études, cela se traduit par la perspective passablement monotone de salles où s’étaleront côte à côte d’abord tous les portraits, puis tous les paysages, puis tous les tableaux de genre, puis toutes les natures mortes et ainsi de suite jusqu’à la fin des catégories créées en vertu de la règle de sympathies. Et notez encore que ces salles ne renfermeront plus que le menu fretin des derniers venus, la vile multitude des artistes en herbe, puisque le dessus du panier, les pêches à trente sous, auront ailleurs leur exposition à part.

Il faut croire décidément, comme on l’a dit tant de fois, que les choses changent d’aspect, suivant qu’on les envisage au milieu de tout le monde ou qu’on les regarde du haut d’un balcon ministériel. Jamais M. Turquet, tel que nous le connaissons, n’aurait eu, au temps où il était simple citoyen, la conception bizarre qu’il vient d’enfanter comme sous-secrétaire d’État. Tout le premier, au contraire, il eût protesté, au nom de l’égalité artistique, aussi bien que de l égalité républicaine, contre cette création du groupement sympathique qui, si elle arrivait à se réaliser, aurait pour effet immanquable de rendre le Salon antipathique à tout le monde.

Mais elle ne se réalisera pas. M. Turquet professe trop sincèrement le culte du bon goût et le respect de l’opinion publique, pour ne pas reconnaître galamment qu’il s’est trompé. Cela arrive à tout le monde, même aux hommes d’esprit.

La Nouvelle Revue (Janvier 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.