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Percement du tunnel du Saint-Gothard

Lundi 15 mars 1880 ♦ Actualité

Après le canal de Suez et le tunnel du Mont Cenis, le génie humain vient encore de mener à bonne fin une des plus grandes entreprises de ce siècle, le percement du massif granitique du Saint-Gothard. Depuis le 1er mars, les galeries de direction, commencées presque en même temps sur les deux versants, à Airolo d’une part, à Gœschenen de l’autre, sont en communication ; leur rencontre s’est effectuée avec une précision mathématique, à quelques heures près du moment fixé à l’avance par les calculs de prévision. C’est aux acclamations des ouvriers, aux sons des cloches, aux détonations de l’artillerie que ce grand événement a été célébré.

En attendant que se fasse le percement de la Cordillère sur l’isthme de Panama, le tunnel du Saint-Gothard reste l’ouvrage le plus grandiose que l’art de l’ingénieur ait jamais exécuté. Sa longueur totale, qui est de 14r920 mètres, est supérieure de 2,696 mètres à celle du tunnel du Mont Cenis. Mais alors que celui-ci a demandé treize ans et quatre mois de travaux, le Saint-Gothard a été traversé en sept ans et cinq mois. Cet immense progrès dans l’exécution est dù au perfectionnement des procédés de perforation, grâce auxquels la trouée des montagnes les plus dures et les plus compactes ne sera plus désormais qu’une question de temps et d’argent.

Dans ces galeries longues de plusieurs kilomètres, il ne fallait pas seulement trouver un moyen mécanique de perforation approprié au milieu ; il fallait aussi procurer aux nombreux ouvriers, qui devaient presque y vivre, de l’air respirable. Sans cette double condition, la percée du tunnel était impossible. Mais dans cette lutte contre la nature, que l’homme a entreprise de nos jours, quelques résistances qu’il rencontre, son génie est toujours à la hauteur des difficultés à vaincre. Un savant genevois, M. Daniel Colladon, a su admirablement résoudre le problème en se servant de l’air comprimé, et pour mettre en mouvement les appareils, et pour fournir l’oxygène nécessaire à la vie des hommes. Aussi son nom et celui de l’entrepreneur des travaux, notre compatriote Louis Favre, sont-ils indissolublement liés à l’exécution de cette œuvre gigantesque, comme celui de Sommeillier reste attaché au tunnel du Mont Cenis.

Mais si nous devons toute notre admiration à un si beau travail, nous ne devons pas perdre de vue en France que le tunnel du Saint-Gothard va à l’encontre de nos intérêts les plus importants. Par lui, la route de Brindisi à Anvers se trouvera considérablement raccourcie ; une partie du transit que nos chemins de fer du Nord à la Méditerranée gardent encore va donc être détournée au prolit de la Suisse allemande et de l’Allemagne. Le trafic anglo-indien, celui de la Belgique, d’une partie du nord de l’Europe, — peut-être même du nord de la France, — sont également destinés à suivre la voie nouvelle qui s’ouvre à eux. Et il faut reconnaître que les complications de nos tarifs de transport et nos formalités administratives ne sont pas faites pour parer à ce danger. Contre l’éventualité qui nous menace ainsi, il est un remède, c’est de faire au Simplon ce que les Allemands ont su faire au Saint-Gothard. Si nous ne nous trompons, une commission extra-parlementaire a été nommée par le gouvernement pour préparer l’exécution d’un tunnel dans cette partie de la Suisse française. Nous souhaitons de la voir le plus tôt possible proposer une solution favorable et surtout pratique.

La Nouvelle Revue (Mars 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.