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M. Nordenskjold à Paris

Jeudi 15 avril 1880 ♦ Actualité

La réception faite à M. Nordenskjold par la population parisienne, le gouvernement et les sociétés savantes, a été telle qu’on pouvait l’attendre d’un peuple toujours passionné pour les grandes entreprises utiles à la cause du progrès. Dès leur’arrivée en France, l’illustre voyageur et son compagnon de route, M. Palander, commandant de la Véga, ont été accueillis avec une cordialité et un enthousiasme qui sont allés croissant jusqu’au jour de leur départ. La première, la ville de Boulogne a manifesté sa reconnaissance pour les services rendus par le savant professeur au commerce et à la marine, faisant prévoir, par son élan tout spontané de vive sympathie, quelles acclamations Paris lui réservait.

Aucun explorateur n’avait, en effet, reçu dans la capitale ovation semblable. Stanley, Cameron, SerpaPinto, de Brazza et Ballay n’avaient recueilli rien qui ressemblât à ces témoignages spontanés d’admiration. La nature spéciale de la découverte de M. Nordenskjold, due tout entière moins aux hasards heureux de l’exploratioir qu’à ses déductions scientifiques, a porté plus haut l’estime publique et contribué à rendre la réception plus éclatante. On a été heureux aussi de saluer en lui le représentant d’une nation amie, éclairée, libérale. Le jeune héritier de la couronne de Suède, qui a assisté aux fêtes données à son compatriote, a pu en apprécier la sincérité en quelque sorte internationale.

Pendant son trop bref séjour à Paris, M. Nordenskjold n’a pu laisser passer un seul jour sans assister à quelque fête donnée en son honneur, ou sans être l’hôte recherché : de quelque, corps savant ou des salons parisiens. La société de géographie et les Suédois ses compatriotes lui ont donné tour à tour un banquet. À l’Académie des Sciences, dont il est membre correspondant, à la réunion des délégués des sociétés savantes, il s’est vu entouré et félicité par les représentants les plus éminents de la science française. Il a dîné chez le président de la République qui lui a remis les insignes de Commandeur de la Légion d’honneur, et chez Victor Hugo qui a salué en lui un des bienfaiteurs de l’humanité. Dans une soirée chez Mme Edmond Adam, il a été, de la part des hautes personnalités du monde politique, artistique et littéraire, l’objet de. la plus cordiale et de la plus respectueuse sympathie.

Mais c’est surtout au cirque des Champs-Elysées, où la société de géographie devait lui décerner sa Médaille d’or, et au Conseil municipal qui a voulu le féliciter au nom de la ville de Paris, que le sentiment public s’est le plus chaleureusement manifesté. Dans la première de ces réunions, M. Nordenskjold a fait, en présence d’une foule avide de le voir et de l’entendre, un récit de son passage dans l’Océan Glacial Arctique et de sa découverte du passage du Nord-Est, qui a intéressé l’auditoire comme le plus palpitant des drames. Il a plus particulièrement soulevé les applaudissements du public et touché son cœur, en demandant que la marine et la science de notre pays soient représentées dans la prochaine expédition qu’il compte entreprendre dans les régions boréales. Puisse l’explosion de bravos enthousiastes qui a accueilli cette proposition être l’expression, chez nous, d’un sentiment réel que la France doit enfin prendre part aux explorations maritimes du pôle Nord ! Il est triste de penser que personne n’a encore songé à relever l’héritage de Gustave Lambert qui, s’il n’était pas tombé sous les balles prussiennes, aurait devancé M. Nordenskjold, comme celui-ci, d’ailleurs, l’a généreusement proclamé lui-même dans sa réponse au discours du président du Conseil municipal. Cette réception par les représentants de la ville de Paris a produit le plus heureux effet. L’allocution pleine de bonne grâce, d’esprit et de finesse du préfet de la Seine, dans laquelle il a su joindre à l’éloge du savant voyageur celui du Conseil municipal, a été surtout d’une inspiration particulièrement heureuse. Il n’y a pas eu là. un seul mot de dit qui n’ait eu son écho dans le cœur de tous les Français.

A cette heure, M. Nordenskjold doit faire sa rentrée triomphale dans son pays. Il ne tardera pas à eu repartir pour aller reprendre en détail l’étude du passage du Nord-Est.

Quant à l’avenir de sa découverte et à l’utilité pratique de la nouvelle route qu’elle ouvre, il a été dit tant de choses contradictoires, que nous croyons intéressant de donner l’opinion personnelle de M. Nordenskjold. C’est le meilleur moyen de fixer les esprits.

Voici les conclusions de la note qu’il a lue à l’Académie des Sciences, le jour de sa visite à ses collègues :

« 1° La route, par mer, de l’Atlantique au Pacifique le long des côtes septentrionales de la Sibérie, doit fréquemment pouvoir être parcourue en quelques semaines par un vapeur convenable, ayant à son bord des marins expérimentés ; mais il est peu probable, d’après la connaissance que l’on possède actuellement de la mer Glaciale de Sibérie, que cette route devienne dans sa totalité d’une importance effective pour le commerce.

2° On peut déjà poser comme thèse qu’il n’existe pas de difficultés pour Tutilisation commerciale de la voie par mer entre l’Obi-Iénisséi et l’Europe.

3° Selon toute probabilité, la route par mer entre l’Iénisséi et la Léna et entre la Léna et l’Europe peut être également utilisée comme route de commerce, mais l’aller et le retour entre la Léna et l’Europe ne pourront pas se faire dans le courant du même été.

4° Des explorations ultérieures sont nécessaires pour décider de la possibilité de relations commerciales maritimes entre l’embouchure de la Léna et le Pacifique. L’expérience acquise par notre expédition montre, que l’on peut dans tous les cas introduire, par cette route, du Pacifique, dans le bassin de la Léna, des bateaux à vapeur, des engins pesants et d’autres effets qui ne peuvent être convenablement transportés sur des traîneaux ou sur des voitures.

Beaucoup d’explorations encore seront donc nécessaires avant que ce problème si important reçoive une solution définitive ; mais je crois qu’on peut dès maintenant, avec un grand degré de probabilité, fixer les points sur lesquels la navigation dans ces parages rencontrera les plus grandes difficultés. »

La Nouvelle Revue (Avril 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.