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Intervention au Tonquin

Jeudi 1er janvier 1880 ♦ Actualité

Les bruits relatifs à une intervention au Tonquin prennent une grande consistance, et quoique aucune décision ne soit encore, pensons-nous, arrêtée à ce sujet, l’on peut regarder dès maintenant comme très probable cette expédition, qui depuis longtemps déjà, d’ailleurs, parait indispensable.

Les stipulations du traité signé le 15 mars 1874, à la suite de l’expédition de Francis Garnier, n’ont été observées que par nous. Nous avons donné au gouvernement de Hué tout ce que nous lui avions promis : armes, munitions, navires ; nous l’avons aidé dans la répression de la piraterie. Mais le fleuve Rouge est toujours aussi inaccessible au commerce ; s’il est ouvert officiellement, les Annamites ont pris soin de laisser les bandes chinoises du drapeau noir s’installer sur ses rives et interdire toute navigation. Si nos consuls ont pu s’établir et se maintenir dans leurs résidences, leur rôle est nul ; le vide est fait autour d’eux.

Une expédition est donc nécessaire ; il faut profiter des sacrifices déjà faits, assurer au commerce des débouchés, ouvrir cette nouvelle voie vers les contrées si riches de l’Asie centrale; une occupation du Tonquin est indispensable pour permettre d’organiser le pays en dehors de la domination des mandarins d’Annam, pour y établir d’une manière définitive le protectorat nominal que nous y exerçons.

Comment doit être conduite cette opération ? L’expédition militaire en elle-même n’est rien ; l’odyssée de Francis Garnier et de ses quatre-vingt-dix compagnons, s’emparant de tout le pays et s’y maintenant, est une preuve de la facilité de l’occupation ; les dispositions des Tonquinois à se débarrasser du joug annamite sont bien connues, et, malgré les difficultés sourdes que feront naître probablement les missionnaires, peu désireux, cela se comprend, d’une administration régulière française, le concours de la population est assuré d’avance.

Mais une fois les citadelles occupées, ce qui est facile avec quelques centaines d’hommes, quelques canonnières et des bateaux à fond plat, il faut faire profiter les habitants d’une tranquillité inconnue pour eux jusqu’aujourd’hui, et par suite le commerce des débouchés qu’il peut trouver de ce côté. C’est là que commencent les difficultés ; c’est là qu’il est difficile de prévoir jusqu’à quelles dépenses ou sera entraîné. Le pays est, en effet, exposé aux incursions continuelles des bandes chinoises, qui, à la suite de quelque défaite dans le Yunnan, viennent se reformer à l’abri du drapeau annamite et aux frais des populations tonquinoises. Pour les refouler au delà de la frontière (et tant que ce but ne sera pas atteint rien ne sera fait), il faudra des colonnes constamment en mouvement. D’autre part, la piraterie s’exerce sur les côtes du Tonquin et sur le lleuve Rouge lui-même avec un succès trop connu : là encore il faudra une croisière assez forte pour amener, comme on l’a fait sur la Dounaï et le Cambodge, la sécurité des embarcations portant les marchandises, seul moyen de transport actuellement possible dans ce pays.

Si on voulait essayer d’une occupation limitée, on serait bientôt amené aux mêmes nécessités que dans la basse Cochinchine, où, après s’être proposé d’abord de se maintenir uniquement à Saïgon, on a dû peu à peu s’emparer des trois provinces de Saïgon, Mytho et Bienhoa ; puis, peu de temps après, de celles de Vinhlong, Chaudoc et Hatien. L’expédition du Tonquin est indispensable ; elle produira d’excellents résultats; mais il faut dès le début en prévoir toutes les conséquences : d’une part, l’occupation forcée et le protectorat de tout le pays ; de l’autre, les dépenses qu’entrainera1 cette occupation, dépenses peut-être considérables, mais certainement productives. Il n’y aurait aucun avantage d’ailleurs à ce que le protectorat s’exerçât en dehors de la cour de Hué, qui resterait suzeraine du Tonquin ; l’occupation pourrait se faire d’un commun accord avec elle. Incapable de satisfaire par elle-même aux obligations qu’elle a jadis contractées, incapable de donner au commerce européen les garanties de sécurité qu’il est en droit de réclamer, elle doit nous laisser le soin d’assurer ces résultats, en nous dédommageant bien entendu des frais qu’entraînera l’occupation.

La Nouvelle Revue (Janvier 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.