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Grève dans le Nord de la France

Samedi 15 mai 1880 ♦ Actualité

L’industrie de la filature et du tissage, dans le Nord de la France, se trouve en souffrance depuis la fin d’avril par suite d’une grève qui a pris des proportions et une persistance tout à fait inattendues. Un premier désaccord entre patrons et ouvriers, s’était manifesté à Reims ; mais il n’a pas duré et s’est terminé au bout de quelques jours par la reprise graduelle du travail. Ce court chômage semble pourtant avoir servi de point de départ au mouvement qui, après s’être déclaré à Roubaix, a gagné Tourcoing, Lille et toute la région industrielle avoisinante. On n’évalue pas à moins de vingt-cinq à trente mille le nombre des travailleurs qui ont quitté leurs ateliers et refusent d’y rentrer. Des grèves partielles sont, d’autre part, signalées dans le départemènt de la Seine-Inférieure.

Deux traits particuliers caractérisent cette suspension de travail : à d’insignifiantes exceptions près, les industries spéciales que nous avons désignées sont seules atteintes ; et ni les réclamations des ouvriers ni l’attitude tout à fait conciliante des fabricants n’expliquent la résolution extrême et toujours ruineuse dans laquelle les premiers s’obstinent. Cette double circonstance a fait naître le bruit que la grève pourrait bien avoir été suscitée, ou tout au moins être entretenue, par les concurrents anglais de nos manufactures du Nord. Une autre version fait intervenir l’action occulte de l’Internationale. A l’appui de ces conjectures, on allègue des distributions d’argent qui auraient été faites aux grévistes sur le territoire belge où ils se rendent tous les jours en bandes plus ou moins nombreuses. Rien n’est moins prouvé et ne paraît moins vraisemblable. Il est rare d’ailleurs que ces explications mystérieuses ne soient pas mises en avant, chaque fois qu’éclate avec intensité un mouvement du genre de celui que nous constatons.

Jusqu’à démonstration contraire, nous ne croyons pas qu’il y ait dans ce qui se passe autre chose qu’un effet de l’espèce de contagion morale qui fait qu’une grève ne vient jamais seule. L’attitude absolument pacifique et l’ordre parfait qu’observent jusqu’ici les grévistes confirment cette supposition. Un mouvement soudoyé et poussé par des agitateurs étrangers aurait infailliblement dégénéré presque aussitôt en actes de violence et de destruction.

Ce phénomène des grèves ouvrières est encore une des conséquences du progrès de la liberté, dont nous devons prendre l’habitude de ne pas nous alarmer. En cela, comme en tant d’autres choses, l’Angleterre nous fournit un exemple important à étudier. Il est rare qu’une année se passe chez nos voisins sans etre marquée par deux à trois cents grèves. En 1879, année d’épreuves, le chiffre s’est élevé à trois cent vingt-sept et il n’est guère de corps de métier qui n’y ait pris part.

On a constaté, en effet, 15 grèves faites par les maçons, 20 par les charpentiers et menuisiers, 24 par les ouvriers cotonniers, 11 par les tisseurs de lin et de chanvre, 8 par les verriers, 13 par les ajusteurs et dessinateurs. Les paveurs, les brique tiers, les mouleurs se sont mis sept fois en grève ; les potiers, les tailleurs de pierre, les ébénistes, les ouvriers en produits chimiques, trois fois. L’industrie de la houille a subi 67 grèves, et celle des fers et métaux, 45. Aucune industrie en un mot n’a été épargnée : les imprimeurs, les cochers, les gaziers, les bottiers, les ouvriers en bouchons, les ouvriers en ciment, etc., tous ont suspendu leur travail pendant une période de temps plus ou moins longue.

Et, cependant, personne en Angleterre n’a cru le pays ruiné ou la société menacée, et la Grande-Bretagne continue à compter parmi les nations les plus prospères du monde.

La Nouvelle Revue (Mai 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.