Gaule.com
Gaule.com

Décès de Gustave Flaubert

Samedi 15 mai 1880 ♦ Actualité

Gustave Flaubert vient d’être enlevé par une mort foudroyante.

Peu d’écrivains ont eu, avec un bagage littéraire aussi restreint, autant d’influence sur la littérature contemporaine que Gustave Flaubert. La mort a pu le surprendre en pleine sève de son talent, à la veille de l’apparition d’œuvres nouvelles ; ce qu’il eût donné dans l’avenir n’eût fait qu’étendre sa renommée et la confirmer, sans y rien ajouter. Gustave Flaubert est tout entier dans son premier roman. Il a pu faire de l’archéologie dans Salammbô, de la politique et de la morale dans l’Éducation sentimentale, de la philosophie dans la Tentation de Saint Antoine, — Madame Bovary est et restera son seul livre, puisque, ainsi qu’il le répétait parfois, un homme n’a qu’un livre en lui.

L’apparition de Madame Bovary causa dans le public une sensation profonde, dans le monde des lettres un vif émoi. Pour toute une génération d’écrivains, ce roman fut une révélation ; et beaucoup aujourd’hui bénéficient largement, — en exagérant jusqu’à l’extrême la manière du maître, — de l’initiative prise par lui. Ce que Balzac avait tenté avec une œuvre colossale, mais incohérente, Flaubert l’a résolu dans un volume. Mieux que Balzac, qui se complaisait encore trop au récit d’aventures invraisemblables, à la peinture de mœurs et de caractères inventés, Flaubert a réussi à se dégager des traditions surannées du roman. Aidé par une éducation scientifique complète et sérieuse, il a entrepris de peindre dans sa réalité la société qui l’entourait, ne cherchant l’effet que dans la constatation pure et simple des actes des personnages qu’il mettait en scène. Le premier, il a su faire du roman impersonnel, limitant la tâche de l’écrivain à l’analyse froide et mathématique de ce qu’il appelait la Sottise humaine. Pour lui, l’intrigue n’était rien, le fait était tout. Avec quel souci de la vérité et quelle recherche de l’exactitude il procédait, ceux-là seuls qui l’ont lu et relu, qui ont admiré la précision du trait, l’énergie du mot, peuvent s’en rendre compte. Aussi mettait-il dix ans à écrire un ouvrage, — bel exemple à donner à ceux qui demandent la célébrité aux productions hâtives et accumulées. Rappelons enfin qu’à son grand honneur, Flaubert n’est jamais descendu jusqu’aux grossières vulgarités. S’il a trouvé un âpre plaisir à peindre les vilains côtés de notre nature, il s’est toujours gardé, même dans ses tableaux les plus réalistes, de la trivialité choquante. Chez lui, le mot reste toujours honnête. Pourquoi faut-il que ce soit devenu là un éloge ?

La Nouvelle Revue (Mai 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.