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Congrès ouvrier du Havre

Mercredi 1er décembre 1880 ♦ Actualité

Le congrès ouvrier du Havre n’a pas entièrement répondu au bruit qui s’était fait par avance autour de sa réunion. La cause principale est la scission qui s’est produite dans ses rangs dès la première séance et qui, en donnant deux assemblées au lieu d’une, a divisé l’attention. D’un autre côté, le congrès proprement dit a commis la faute de sortir de la sphère à laquelle il aurait du se limiter ; en dépassant le terrain qu’il connaissait, il est tombé dans le domaine de l’utopie et a fait plus d’un faux pas.

L’ensemble de ses délibérations et des vœux qu’il a émis, néanmoins, atteste ce que nous avions pressenti : le progrès de l’esprit pratique, la tendance à ne plus se payer de grandes paroles et à rechercher seulement ce qui est possible, alors même que cela est prématuré ou contestable.

Les vœux relatifs aux classes travailleuses, formulés par le congrès, peuvent se résumer dans les points suivants :

Liberté absolue d’association ;

Reconnaissance des chambres syndicales comme personne civile et leur admission dans les adjudications ;

Suppression des bureaux de placement ;

Fixation à dix heures de la journée de travail ;

Suppression du travail de nuit, excepté dans les usines à feu continu ;

Suppression des livrets ;

Surveillance active des ateliers, etc., par des inspecteurs pris parmi les ouvriers ;

Plus d’amendes ni de retenues ;

Suppression de l’ingérence des patrons dans les caisses ouvrières ;

Suppression du travail dans les prisons, les ouvroirs, les couvents, etc. ;

Suppression des impôts de consommation et d’octroi ;

Création d’un impôt unique sur le capital ;

Assimilation des droits de la femme aux droits de l’homme ; *

Suppression de la police des mœurs ;

Suppression du budget des cultes ;

Instruction gratuite, laïque et obligatoire ;

Introduction de renseignement professionnel dans l’éducation.

Le congrès s’est prononcé pour le maintien de la propriété individuelle, contrairement aux collectivistes.

Si quelques-unes des propositions que nous venons d’énumérer pèchent en ce qu’elles sont trop absolues et réalisables seulement en partie, quant à présent du moins, il est juste de reconnaître que pas une seule n’a le caractère exorbitant et fantaisiste que l’on s’était habitué à trouver dans la plupart des déclarations émanant de ces sortes de réunions. Il est juste encore d’ajouter que pas un avocat de l’imaginaire, pas un déclamateur de généralités n’a fait fortune dans le congrès du Havre. Tous les orateurs n’ont pas été également dans le vrai, mais tous ont été dans l’admissible. Il n’y aurait, en somme, que des éloges à donner, si de temps à autre le congrès n’avait voulu s’aventurer dans les régions de la politique ; là, il s’est complètement égaré, bien qu’il ne soit pas tombé dans les absurdités d’autrefois.

Tandis que la réunion principale, — et la seule ayant son certificat d’origine, — tenait ses séances, au cercle Franklin, les dissidents qui s’en étaient séparés inauguraient congrès contre congrès, au nom du collectivisme. Ce mot équivaut à dire qu’ils repoussent à peu près tout ce qui existe dans la société et prétendent y substituer un état de choses dans lequel, bien entendu, ils seraient les organisateurs omnipotents. Un mot permettra de juger de tous les autres qui ont été dits ; « Depuis trente ans que nous avons le suffrage universel, rien n’a été fait pour les classes laborieuses. Soyons les fossoyeurs de nos oppresseurs. » A ce cri, lancé par un des orateurs au milieu des applaudissements, on reconnaît le langage qui a si longtemps passé pour l’unique expression de la pensée des travailleurs. Mais ces phrases creusement terribles ont fait leur temps, excepté pour ceux qui en vivent et pour un petit nombre de naïfs qui les suivent bouche béante. Le succès de curiosité railleuse qu’a obtenu le collectivisme au Havre, mis en contraste avec la sérieuse attention et l’approbation fréquente qu’a provoquée le véritable congrès ouvrier, donne la mesure exacte du degré auquel en sont arrivées en France, môme parmi nos classes populaires, l’étude et l’intelligence de la vraie question sociale.

L’ouvrier qui travaille sourit quand on lui dit que « la propriété est le produit du vol », que « la terre est la propriété collective du genre humain », que « les prolétaires doivent déposséder les bourgeois », que « le salaire doit être aboli » ; ou bien encore : « Que l’on attend la révolution pour consacrer l’égalité des deux sexes. » L’épreuve est faite, et la République peut laisser librement parler.

La Nouvelle Revue (Décembre 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.