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Canal de Panama

Jeudi 1er avril 1880 ♦ Actualité

Après avoir étudié à Panama le côté technique du percement de l’isthme et s’être convaincu de la possibilité de relier les deux Océans par un canal à niveau et sans écluses, M. de Lesseps a passé aux États-Unis pour accomplir la seconde partie de sa mission, celle qu’on pourrait appeler la partie diplomatique. Mais, au lieu d’aller d’abord à San Francisco, suivant son intention première, pour de là traverser le territoire de l’Union et revenir à New-York, l’illustre voyageur a modifié son itinéraire et s’est rendu par mer dans cette dernière ville.

Cette affaire du canal interocéanique qui n’a pour nous, Européens, qu’une valeur purement spéculative et commerciale, paraît avoir pris, aux États-Unis, le caractère d’un événement politique international. L’opposition qui s’est manifestée au lendemain du congrès de Paris, en 1879, contre l’entreprise de M. de Lesseps, n’a point persisté à contester l’importance et l’utilité de l’œuvre ; devant le résultat des études faites par nos ingénieurs et par M. de Lesseps en personne, elle a abandonné les objections topographiques qu’elle avait faites tout d’abord au percement de l’isthme à Panama de préférence au Darien ou au Nicaragua ; mais elle a soulevé contre l’exécution du canal par M. de Lesseps et ses adhérents la doctrine Monroë, qui se résume dans la fameuse maxime : « L’Amérique aux Américains. » Elle a élevé la prétention de faire construire le canal sous la direction des États-Unis et de le maintenir ensuite sous leur contrôle. On a peine à comprendre comment les Américains ont pu voir en M. de Lesseps le représentant d’un gouvernement quelconque qui chercherait, sous les auspices d’une affaire commerciale, à s’implanter sur un point de l’Amérique, pour étendre son action aux territoires voisins. Personne ne s’est mépris un instant sur les véritables sentiments qui ont guidé, cette fois encore, l’illustre promoteur du canal de Suez.

M. de Lesseps s’est rendu aux États-Unis avec la pensée que des explications loyales et logiques désarmeraient les préventions et qu’une entente serait possible lorsqu’il aurait démontré la droiture de ses intentions. Soit dans les réunions publiques, soit dans ses conversations avec les hommes les plus considérables de l’Union, il n’a cessé d’affirmer l’indépendance de son action. Pour calmer toutes les susceptibilités, il a même proposé, dans une entrevue qu’il a eue avec le président Hayes, d’établir l’administration à New-York et de demander les fonds aux capitaux américains.

Il est difficile de dire d’une façon précise où il en est à l’heure actuelle et quels progrès il a pu accomplir dans son œuvre de persuasion morale. La situation est plus complexe qu’elle ne le parait. Une commission de la Chambre des représentants a bien recommandé d’appliquer strictement au canal de Panama la doctrine de Monroë; le président de la République a bien adressé au Sénat un message où il affirme le même principe ; mais l’opinion du peuple américain est visiblement indécise. Peut-être, malgré les apparences contraires, notre illustre compatriote, qui parcourt en ce moment les États-Unis recommençant la croisade qu’il avait entreprise il y a vingt ans en faveur du canal de Suez, réussira-t-il à rallier à son œuvre la masse des citoyens de l’Union. La foi renverse les montagnes.

La Nouvelle Revue (Avril 1880)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.